Entretien avec Tawhid Chtioui sur l'évolution du secteur de l'éducation en Afrique
Qui est Tawhid Chtioui ?
Tawhid CHTIOUI est entrepreneur dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la formation. Il est fondateur et Président d’aivancty Paris-Cachan, la Grande Ecole de l’intelligence artificielle et de la Data également Président du Groupe ISGA au Maroc.
Il fut Président du Directoire et Directeur Général du Groupe emlyon business school en 2019 après avoir porté le développement et le pilotage des activités de l'école en Afrique depuis 2016.
Titulaire d’un Doctorat en Sciences de Gestion de l’université Paris Dauphine et du leadership development program in Higher Education de la Harvard University, il a occupé des fonctions scientifiques et dirigeantes dans différentes écoles de commerce en France. Il est Auteur de plusieurs articles scientifiques et a enseigné dans différentes écoles et Universités en France et à l’international. Il est également conférencier et consultant formateur dans les domaines de la stratégie, du leadership et du pilotage de la performance organisationnelle. Tawhid CHTIOUI est Chevalier de l’ordre des Palmes Académiques (promotion du 14 juillet 2016) et a également reçu plusieurs prix internationaux à l’instar du « Top 100 Leaders in Education Award » du Global Forum on Education & Learning et "The Name in science & Education Award" du Socrates Committee Oxford Debate University of the Future.
Nous avons assisté ces dix dernières années partout dans le monde à de nombreuses prises de participation de fonds d’investissement dans le secteur de l’éducation. En 2050, plus de la moitié de la population africaine aura moins de 25 ans. Le salut du marché de l’emploi en Afrique se trouve-t-il dans le Private Equity ?
Le secteur de l’éducation, et en particulier de l’enseignement supérieur, est soutenu par une demande active et résiliente qui n’a pas été altéré par les crises successives que nous avons connues en cette dernière décennie. En Afrique, le secteur bénéficie de perspectives de croissance tirées par un contexte démographique favorable, une proportion croissante poursuivant des études supérieures, ainsi que l’émergence d’une classe moyenne priorisant l’investissement sur l’avenir des nouvelles générations.
Même si l’enseignement privé reste un acteur important du développement de l’éducation en Afrique, il est indéniable que sans une modernisation structurelle des systèmes publics, il serait impossible de relever le défi de l’employabilité et de faire face à la croissance explosive des effectifs scolarisés dans l’enseignement supérieur en Afrique dans les prochaines années avec un rythme annuel de croissance attendu de près de 10 % par an, dépassant ainsi toutes les autres régions du monde.
Le développement de l’enseignement supérieur peut-il être compatible avec les objectifs à court terme du Private Equity ?
L’enseignement supérieur de qualité se construit dans le temps car il nécessite, non seulement des capacités de transmission de savoirs et de compétences, mais également des résultats en matière de production intellectuelle et d’impact territorial, ce qui prend du temps et se construit dans une approche de long terme.
Le secteur se transforme et a besoin d’investissements conséquents mais ceci n’est pas suffisant. Il faut une gouvernance équilibrée et un management expérimenté, visionnaire et capable de maintenir les équilibres entre les aspects économiques, les standards de qualité et la mission éducative et sociétale.
Heureusement que tous les acteurs du Private Equity n’ont pas les mêmes objectifs et les mêmes approches. Il existe aujourd’hui des expériences avec des résultats complètement différents. J’ai actuellement la chance de présider le Conseil d’Administration du Groupe ISGA au Maroc aux côtés d’AfricInvest, un des plus grands acteurs du capital investissement en Afrique et nous construisons ensemble le projet de l’école autour d’une démarche guidée par la responsabilité et l’impact sociétal.
"En Afrique, le secteur bénéficie de perspectives de croissance tirées par un contexte démographique favorable, une proportion croissante poursuivant des études supérieures, ainsi que l’émergence d’une classe moyenne priorisant l’investissement sur l’avenir des nouvelles générations."
Quelle est votre vision de l'enseignement supérieur en Afrique et en Europe en 2022 ?
Humanité est à la croisée des chemins : nous bénéficions des opportunités offertes par les nouvelles technologies qui transforment radicalement nos modes de vie et les capacités de nos entreprises, mais également, nous faisons face à de nombreux défis sociétaux (dérèglement climatique, crise sanitaire, immigration, tensions géopolitiques…). Le monde change vite et l’enseignement supérieur doit être en mesure de s’adapter et de retrouver sa mission principale : être au service de la société de demain.
Les écoles supérieures doivent adapter leurs méthodes et leurs fondements à la nouvelle ère technologique, économique et sociétale. Elles doivent se renouveler pour répondre aux révolutions en cours, les devancer et en provoquer d’autres dans un contexte où l’Afrique, continent de l’avenir, dessinera la nouvelle carte de la croissance économique. Notre vocation devrait être de former des hommes et des femmes créatifs, audacieux, producteurs de valeur pour les entreprises et pour la société. Pour y parvenir, il faut changer d’approche. Il faudrait composer des parcours de formation répondant aux attentes du renouvellement des métiers, hybrides et personnalisés en fonction des aptitudes et des objectifs de chacun, de les inscrire dans des pratiques expérientielles et collaboratives et de les adapter à un contexte mouvant et globalisant. C’est d’ailleurs, la mission et les objectifs que nous nous sommes fixés dans le cadre du nouveau plan stratégique du Groupe ISGA « IMPACTS 2026 ».
Comment les écoles/universités africaines peuvent se faire une place à côté des mastodontes de l’enseignement supérieur européens, asiatiques, américains ? Peut-on rêver un "Harvard africain' ?
Il ne faudra surtout pas essayer de dupliquer des modèles occidentaux dans les contextes africains qui ont leurs propres réalités et circonstances. Il va falloir surtout rompre avec les logiques réductrices de délocalisation des formations supérieures en Afrique et essayer de bâtir un projet éducatif et sociétal évolutif, reforgeant une appropriation des spécificités régionales et basée sur un socle de qualité académique distinctif : en Afrique, la qualité d’un établissement d’enseignement supérieur ne doit pas être mesurée par les salaires à la sortie mais par le nombre d’emplois créés ou par sa contribution à réduire les inégalités ; elle ne doit pas privilégier la quantité de publications dans des revues scientifiques internationales mais la contribution de la recherche à faire évoluer les pratiques organisationnelles et sociétales et accompagner le développement du continent…
Il faut donc surtout pas avoir comme objectif de bâtir un « Harvard africain » mais d’avoir un système éducatif global qui sait faire face aux logiques de masse que nous connaissons et qui vont s’accentuer, qui se transforme pour contribuer à réduire l’inadéquation des compétences à l’environnement économique d’aujourd’hui et de demain et mieux préparer les jeunes diplômés du supérieur à innover et entreprendre dans l’objectif d’accompagner l’essor de ce continent en mouvement.
Pour y arriver, il faut privilégier une perspective collégiale de co-conception de l’offre éducative avec les entreprises basées en Afrique et les acteurs de la société civile mais aussi accentuer la collaboration avec les établissements d’enseignement supérieur internationaux de haut niveau. Les logiques d’assistance en Afrique sont complétement dépassées. Il faut créer de nouvelles logiques de coopération dans les deux sens.
"Il faut donc surtout pas avoir comme objectif de bâtir un « Harvard africain » mais d’avoir un système éducatif global qui sait faire face aux logiques de masse que nous connaissons et qui vont s’accentuer, qui se transforme pour contribuer à réduire l’inadéquation des compétences à l’environnement économique d’aujourd’hui et de demain et mieux préparer les jeunes diplômés du supérieur à innover et entreprendre dans l’objectif d’accompagner l’essor de ce continent en mouvement."
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». La maîtrise de l'IA est au cœur des transformations de l’enseignement supérieur aujourd’hui. L’accent est de plus en plus mis sur l’apprentissage des métiers de la tech à tel point que les humanités semblent délaissées. N’est-il pourtant pas nécessaire de concilier l’apprentissage de celles-ci avec l’apprentissage des "sciences dures" ?
Le cloisonnement n’ayant plus sa place dans les entreprises, comment l’envisager encore dans l’enseignement supérieur ? Cela ne signifie pas que les spécialités ne doivent plus exister, mais qu’elles doivent s’ouvrir et s’adapter à un environnement qui change rapidement et se nourrit de paramètres pluriels.
Au-delà de ses enjeux techniques, l’Intelligence Artificielle, à titre d’exemple, pose aujourd’hui de nombreuses questions, quant à ses implications sur le business et le management mais aussi sur l’humain et la société. Il est donc indispensable d’accélérer les domaines applicatifs de l’IA tout en prenant en considération les évolutions des pratiques des entreprises et les attentes de la société.
L’hybridation entre les aspects technologiques et les humanités au sens large est une nécessité pour faire face aux fortes mutations technologiques, aux défis de l’évolution scientifique et aux contraintes sociétales qui conditionnent le monde de demain. Les innovations ne sont durables que lorsqu’elles sont ancrées dans la société.
Nous avons donc besoin de faire émerger un nouveau modèle éducatif capable de faire face aux grands enjeux scientifiques, industriels et sociétaux.
Nos enseignements devraient s’employer à dépasser les approches monodisciplinaires, l’enceinte de l’école, les limites d’une ville ou d’un pays, à inventer d’autres façons d’apprendre, à utiliser les meilleures ressources technologiques, à créer des connexions entre tous les acteurs capables de partager leur expérience et à prendre en considération les attentes des peuples. Nous avons besoin de faire tomber les frontières entre les universités et leurs écosystèmes, ouvrir nos jeunes sur les richesses historiques et culturelles considérables du continent africain.
Si vous devez prodiguez un conseil aux jeunes afro-africains qui nous lisent. Lequel serait il ?
Vous êtes face à la difficulté d’un monde incertain et ambiguë mais c’est aussi une véritable opportunité puisque ça sera à vous de le façonner. Pour y arriver, il faut être persévérant et ouvert sur les mondes ; il faut développer votre adaptabilité, nourrir votre curiosité et cultiver votre créativité ; il ne faut jamais cesser d’apprendre; il faut savoir anticiper et se projeter, savoir choisir et renoncer; il faudra surtout, préserver son identité tout en respectant l’autre et respecter ses valeurs tout en acceptant la diversité et la solidarité.
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